L’économie régénérative et la question de l’impact
Nous avons très peu utilisé le mot “impact” dans notre premier article consacré à l’économie régénérative. La question de l’impact est pourtant fondamentale dans l’approche régénérative. C’est ce que nous allons développer dans cet article.
Dans notre premier article consacré à l’économie régénérative, nous avons indiqué que celle-ci a pour ambition de faire en sorte que l’activité humaine se déploie en créant les conditions propices au développement de la vie sur Terre. Lorsque l’activité humaine crée les conditions de la vie sur Terre, elle a un impact positif sur la vie sur Terre. Dans le cas contraire, elle a un impact négatif.
Ce que nous disent les scientifiques du GIEC, du Stockholm Resilience Centre, de l’IPBES et tous ceux qui travaillent sur ces questions, c’est que l’humanité a actuellement, et de manière flagrante depuis deux siècles, un impact négatif sur les conditions de vie sur Terre, au point même de remettre en cause ces dernières, ou à tout le moins de les bouleverser de manière non soutenable ou non souhaitable pour l’humanité. Nous devons donc inverser la tendance pour avoir désormais un impact positif sur ces conditions.
Le terme “régénératif” désigne le fait d’avoir un impact positif net sur ces conditions, ce qui veut dire que les impacts positifs sont supérieurs aux impacts négatifs et qu’ils permettent donc aux conditions de vie sur Terre de perdurer sans se dégrader. Une économie régénérative est donc une économie qui favorise les conditions de vie sur Terre par son impact positif net sur ces dernières.
À quel niveau d’échelle mesurer cet impact ?
Parler “d’économie régénérative”, de “l’activité humaine” ou “des conditions de vie sur Terre” signifie parler au niveau planétaire, ce que l’on peut considérer comme le niveau global pour l’humanité. Selon les scientifiques, positionner le discours à ce niveau est pertinent dans la mesure où il existe selon eux ce qu’ils appellent le système Terre, qui donne lieu justement à la science du système Terre. Cette partie de la science est à l’origine du modèle des limites planétaires ou des travaux du GIEC. C’est aussi à cette échelle que se positionne l’Accord de Paris de 2015.
Pour autant, ce niveau global se décompose en de multiples acteurs, positionnés à différents niveaux d’échelle :
D’un point de vue concret et opérationnel, c’est l’activité de ces différents acteurs qui constitue in fine “l’activité humaine”. Le point important est d’aborder cette décomposition du système global selon une approche systémique et non analytique. La science du système Terre nous indique en effet que cet ensemble fonctionne comme un système et doit donc être appréhendé comme tel. La principale conséquence est de considérer que la décomposition du système global en niveaux d’échelle et en acteurs implique que nous ne pouvons pas nous contenter ensuite d’analyser chacun de manière isolée. Nous devons considérer aussi les relations entre les niveaux et entre les acteurs. Il faut donc avoir ici une pensée systémique, qui peut tantôt se décliner en analyse systémique, tantôt en design systémique.
L’analyse systémique des relations entre les acteurs consiste à identifier et analyser les impacts entre les acteurs. Un impact est une relation dont on a identifié les conséquences. En design, on parle d’effet. Ces conséquences peuvent ensuite être qualifiées et évaluées, que ce soit positivement ou négativement. On peut alors parler d’effet ou d’impact positif, négatif, neutre ou incertain. Certains effets ou impacts peuvent ensuite se mesurer quantitativement et fournir des indicateurs. On peut alors parler d’indicateurs de performance.
Les impacts peuvent être considérés comme actuels ou réels. Ils existent ou ont existé. Ils peuvent aussi être envisagés dans une perspective de vision du futur. Ils deviennent alors des impacts potentiels, avec un degré plus ou moins fort de probabilité de survenue. Dans ce contexte, un impact négatif pouvant survenir est un risque, un impact positif pouvant survenir est une opportunité.
Cette approche est celle de la CSRD et de son analyse de double matérialité, qui implique d’analyser l’impact de l’environnement sur l’entreprise (niveau local dans l’échelle de décomposition du système Terre) dans une perspective de matérialité financière, mais aussi l’impact de l’entreprise sur son écosystème, dans une perspective de matérialité environnementale et sociale, appelée “matérialité d’impact” dans la CSRD. Cette dernière instaure l’acronyme IRO pour désigner l’analyse des Impacts, des Risques et des Opportunités de l’entreprise concernée.
L’analyse d’impact implique qu’un acteur qui est à l’origine d’une relation soit considéré comme responsable de cette relation.
La responsabilité sociale et environnementale des acteurs du système Terre est l’idée sous-jacente à la notion d’économie responsable ou économie de la responsabilité, qui s’incarne notamment dans le modèle de la RSE (Responsabilité Sociale (ou Sociétale) des Entreprises).
Le concept d’impact est quant à lui à l’origine du modèle de l’économie à impact ou économie de l’impact, qui s’incarne dans les entreprises à impact, et notamment (mais pas seulement) dans les entreprises de l’ESS (Économie Sociale et Solidaire).
Par rapport à ces modèles, l’économie régénérative repose sur l’action d’acteurs, par exemple les entreprises, responsables de leurs impacts et engagés dans la réalisation d’impacts positifs nets visant à favoriser les conditions de vie sur Terre, c’est-à-dire à régénérer les conditions de vie.
Considérer la diversité des impacts
Pour bien comprendre le système et agir délibérément sur lui, à l’analyse “verticale” en niveaux d’échelle, on doit ajouter une analyse “horizontale” par types d’impacts. Plusieurs modèles de décomposition et de classification des impacts ont été envisagés pour cela.
Le modèle du développement durable propose une vision en 3 piliers, correspondants à 3 types d’impacts : économique, environnemental et social.
Selon Wikipedia, “la finalité du développement durable est de trouver un équilibre cohérent et viable à long terme entre ces trois aspects.” En anglais, ces 3 piliers donneront lieu à une traduction plus spécialement destinée aux entreprises : les 3 P, pour People, Planet, Profit (ou Prosperity).
Cette vision influence une nouvelle conception de la performance et de la comptabilité des entreprises, qui prend en considération les 3 piliers, et non plus seulement le pilier économique. On parle alors de triple performance, ou “triple bottom line”, un terme proposé en 1994 par John Elkington, cofondateur de SustainAbility, le premier cabinet britannique de conseil en développement durable.
Cette même vision donnera également naissance à l'analyse extra-financière de la performance des entreprises, qui repose sur l’analyse de la performance environnementale et de la performance sociale, auxquelles s'ajoute un troisième domaine : la gouvernance. Ces trois domaines de l'analyse extra-financière constituent les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) qui permettent aux acteurs financiers de mesurer le caractère responsable ou non d’un investissement dans une société. Ce caractère de responsabilité est censé “élargir et enrichir l'analyse des futures performances financières des entreprises en termes de rentabilité et de risques” (source). Dans cette vision, le pilier économique du développement durable est pris en compte par la comptabilité classique.
La RSE (Responsabilité Sociale (ou Sociétale) des Entreprises) propose un autre modèle, à géométrie variable car défini à plusieurs niveaux : État français, Commission Européenne, norme ISO 26000.
Si l’on se réfère à cette dernière, la RSE se décompose en sept thématiques :
La gouvernance de l’organisation
Les droits de l’homme
Les relations et conditions de travail
L’environnement
La loyauté des pratiques
Les questions relatives aux consommateurs
Les communautés et le développement local.
La RSE met donc l’accent sur la sphère sociale, qui correspond à 6 des 7 thématiques, une seule étant réservée à l’environnement.
Concernant l’environnement, celui-ci a été détaillé notamment par le modèle des limites planétaires, comme évoqué dans notre précédent article.
La théorie du Donut, de Kate Raworth, met en relation le volet environnemental et le volet social. Pour le premier, elle s’appuie sur les 9 limites planétaires. Pour le second, elle propose une liste de 11 besoins fondamentaux, qu’elle considère comme “illustrative” et qui s’inspire des priorités définies par la Conférence des Nations unies sur le développement durable 2012, dite Rio+20.
Au début des années 1990, l’économiste chilien Manfred Max-Neef a proposé une taxonomie des besoins humains fondamentaux qui représente un modèle possible pour décrire la sphère sociale du développement durable. Ce modèle distingue 9 catégories de besoins : subsistance, protection, affection, compréhension, participation, loisir, création, identité, liberté. Ces catégories peuvent ensuite être détaillées selon 4 catégories “existentielles” : être, avoir, faire et interagir, ce qui donne 36 sous-catégories dans lesquelles plusieurs besoins peuvent s’inscrire.
En France, un rapport publié en 2011 par le Conseil supérieur de l’économie sociale et solidaire (CSESS) a donné la définition suivante de l’impact social : « L’impact social consiste en l’ensemble des conséquences […] des activités d’une organisation tant sur ses parties prenantes externes (bénéficiaires, usagers, clients) directes ou indirectes de son territoire et internes (salariés, bénévoles, volontaires), que sur la société en général. Dans le secteur de l’économie sociale et solidaire, il est issu de la capacité de l’organisation […] à anticiper des besoins pas ou mal satisfaits et à y répondre, via ses missions de prévention, réparation ou compensation. »
De son côté, l’association Avise a structuré l’impact social en 5 grandes catégories :
Les différentes réglementations de reporting extra-financier des entreprises proposent chacune leur modèle de décomposition des impacts. Il existe également des modèles de décomposition d’impact associés à tel ou tel domaine de l’activité humaine, par exemple le numérique, ou des domaines sectoriels tels que le tourisme, l’agriculture, la mode, etc. Nous aurons l’occasion de revenir sur ces sujets dans de prochains articles. Nous nous intéresserons notamment à l’analyse d’impact du numérique, qui est le domaine de compétence d’Acovia.
Dans cet article, nous n’évoquerons qu’une seule réglementation : la CSRD. C’est l’une des plus récentes puisqu’elle est entrée en vigueur en janvier 2024. Il s’agit d’une réglementation européenne. Elle agit donc au niveau des “zones régionales” dans l’échelle de décomposition du système Terre. Elle a pour objectif d’harmoniser les pratiques à ce niveau. Mais elle concerne plus spécifiquement les entreprises. Elle agit donc également au niveau “local” dans l’échelle de décomposition du système Terre. La CSRD propose par ailleurs une vue globale en termes de spectre d’impact (axe “horizontal”). Sur ce point, elle a deux caractéristiques importantes :
Elle reprend le modèle ESG de l’analyse extra-financière en 3 thèmes : environnement, social, gouvernance. La thématique économique étant déléguée au reporting financier. Chaque thématique se décompose ensuite en normes d’indicateurs, les ESRS (European Sustainability Reporting Standards). Il en existe 12 au total. Chaque ESRS se décompose ensuite en exigences de divulgation (disclosure requirements ou « DR ») appelées aussi datapoints. Il en existe 1178 au total.
Elle repose sur une analyse d’impact à double sens, dite analyse de double matérialité : impact de l’écosystème sur l’entreprise et impact de l’entreprise sur l’écosystème.
Cette liste de modèles d’analyse d’impact est loin d’être exhaustive, mais assez représentative des modèles possibles pour analyser et évaluer la durabilité ou le caractère régénératif de l'économie ou d’un acteur de l’économie. Au-delà des modèles, ce qui est important, c’est que l’économie régénérative a vocation à prendre en considération toute la gamme des impacts dans une vision la plus holistique, systémique ou écosystémique possible, car cette vision systémique implique justement de ne pas laisser de côté tel ou tel impact.
Le site web de la CEC illustre bien cette vision et cette ambition multi-impacts de l’économie régénérative lorsqu’il indique que “séquestrer plus de carbone que l’entreprise n’en émet, régénérer davantage de biodiversité que celle détruite par l’activité, renaturer et revégétaliser, augmenter l’autonomisation (empowerment) des parties prenantes, partager avec elles la valeur et leur offrir un revenu décent, améliorer leur santé physique, émotionnelle et sociale,… sont autant d’exemples d’objectifs régénératifs que des pionniers intègrent à leur Feuille de Route stratégique.”
La matrice d’impacts d’Acovia
Au sein d’Acovia, dans notre activité de conseil aux entreprises, nous faisons la promotion d’une approche qui distingue 4 types d’impacts pouvant concerner les entreprises.
Aux 3 impacts du développement durable, nous ajoutons l’impact opérationnel, qui définit la manière dont l’activité de l’entreprise est délivrée à ses clients, usagers ou utilisateurs. La question est ici de savoir si je délivre une offre de qualité, dans les délais attendus par mon client, qui satisfait mon client, qui lui procure une bonne expérience client, etc. Chacune de ces quatre dimensions d’impact à ses propres indicateurs. Nous aurons l’occasion d’y revenir.
La matrice Acovia peut être utilisée pour une analyse d’impact (responsabilité), une analyse de risques ou une analyse de flux.
Elle permet d’adopter une vision régénératrice et systémique de la gestion de l’entreprise : performance globale, comptabilité extra-financière, CSRD, analyse de double matérialité.
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